Les graisses pour mieux soigner le cancer ?
dossier Savez-vous quelle est votre carte d’identité lipidique ? Autrement dit, de quel gras vous êtes fait ? Cet examen pourrait bel et bien être prescrit, demain, par votre médecin. En effet, les molécules grasses qui composent les cellules de notre organisme – et pas seulement celles de nos bourrelets – sont différentes chez chacun d’entre nous. Or ces composants jouent un rôle clé dans notre santé. Et plus encore en cas de maladie, particulièrement de cancer.
Parmi ces molécules grasses, les lipides sont sans doute les plus intéressants pour la médecine. Ils comprennent le cholestérol, les triglycérides, les phospholipides et les acides gras, parmi lesquels les célèbres oméga 3. Et traînent une mauvaise image, entretenue par le refrain des messages de santé publique : « Ne mangez pas trop gras » (ni trop salé, ni trop sucré).
En réalité, les lipides ont leur face sombre, mais il faut aussi savoir regarder leur face lumineuse. Or les études scientifiques s’accumulent, montrant qu’ils pourraient améliorer les conditions de vie des patients atteints de cancer et augmenter l’efficacité de leur traitement.
Les lipides favorisent l’absorption de certaines vitamines
Consommés en quantité raisonnable, et de manière équilibrée, les lipides sont un allié précieux pour notre santé. Ce sont des constituants essentiels des membranes et des différents compartiments (organites) de nos cellules ; les lipides sont aussi à l’origine de la synthèse de nombreuses hormones, dont les corticoïdes et les hormones sexuelles – on les qualifie de « précurseurs » de ces hormones ; ils sont des médiateurs chimiques qui contrôlent l’inflammation, par exemple en cas de lésion tissulaire ou d’infection. Ils régulent aussi l’expression de certains de nos gènes, et favorisent l’absorption des vitamines liposolubles A, D, E et K.
Comment l’idée que des lipides pourraient être protecteurs contre les cancers a-t-elle pu germer dans l’esprit des chercheurs ? Pour le comprendre, il faut rappeler que le cancer, ou plus précisément les cancers – tant ils se rapportent à une grande diversité de maladies en fonction du tissu porteur des tumeurs et de leur évolution – proviennent d’altérations de notre ADN. En effet, les tumeurs se développent à partir de cellules présentant des mutations dans des gènes qui contrôlent leur prolifération, leur différenciation ou leur migration.
Ces mutations peuvent aussi toucher le système de mort programmée des cellules (apoptose), qui intervient à la fin de leur durée de vie initialement paramétrée. Il prévoit aussi un mécanisme d’autodestruction quand des anomalies surviennent dans leur fonctionnement. C’est ce système qui est débranché dans le cas des cellules cancéreuses.
Les mutations, donc, peuvent être transmises de façon héréditaire, mais sont plus fréquemment acquises au cours de la vie. Cela survient dans différentes situations, lorsque nos cellules se divisent et font une erreur dans la réplication de leur ADN, lorsqu’elles sont infectées par certains virus, bactéries ou parasites, ou lorsqu’elles sont soumises à des agents carcinogènes, tels que les rayonnements ultra-violets, ou certains polluants.
Des cas de dénutrition liés à la maladie cancéreuse
Par ailleurs, les cancers sont des maladies complexes qui ne se résument pas à la présence d’une tumeur. Elles incluent aussi la réponse de l’organisme face à cette tumeur. Cette réponse se caractérise généralement par une inflammation et des troubles du métabolisme comme une anorexie ou une fonte des muscles, qui peuvent aboutir à l’affaiblissement des patients. Certains connaissent un état de dénutrition, qui restreint les possibilités thérapeutiques.
L’origine des tumeurs dépend de mutations qui ne sont pas réparables à ce jour, même si la thérapie génique progresse. Par contre, l’efficacité des traitements contre la maladie cancéreuse est sous la dépendance de facteurs de l’environnement qui, eux, sont modifiables. Et sur lesquels nous pouvons intervenir.
C’est en comparant les incidences de cancers entre les pays et les continents que l’hypothèse du mode de vie comme facteur important dans le risque de cancer a été formulée. Elle apparaît dès 1967 dans le livre (non traduit) de l’épidémiologiste britannique Richard Doll, Prevention of cancer, pointers of Epidemiology. Par exemple, le cancer du sein est plus fréquent en Amérique du Nord et en Europe Occidentale qu’en Asie du Sud-Est, avec un rapport de 1 à 10 ! L’alimentation, et tout particulièrement la part des lipides dans cette alimentation, a été identifiée comme un facteur prépondérant pour expliquer cette différence. La variation est fonction non seulement du niveau de consommation (quantité) des lipides, mais également du type (qualité) de lipides ingérés.
Prévenir la progression de la maladie
En fait, les lipides peuvent influer de façon favorable ou défavorable sur l’apparition et sur l’évolution du cancer. Notre unité de recherche Inserm Nutrition, croissance et cancer, à l’Université de Tours, développe un projet de recherche à la fois clinique et fondamental, qui se situe à la jonction des deux disciplines que sont la nutrition et l’oncologie. Les membres de l’unité cherchent à identifier des lipides de l’alimentation permettant de maintenir un bon état nutritionnel chez les patients atteints d’un cancer, de prévenir la progression de la maladie vers des stades agressifs tels que le développement des métastases, et d’améliorer l’efficacité des traitements anticancéreux.
C’est ainsi que l’attention de l’équipe s’est portée sur les oméga 3, des acides gras polyinsaturés. Les précurseurs de cette série d’acides gras sont dits « indispensables » car ils ne sont pas synthétisés par le corps humain. Ils doivent obligatoirement être apportés par notre nourriture. Les principales sources sont des huiles végétales telles que les huiles de colza, noix, lin ou soja, ainsi que les poissons gras tels que sardine, maquereau ou saumon.
Les oméga 3 sont reconnus depuis une dizaine d’années pour leurs effets bénéfiques contre le cancer. Parmi eux, citons le DHA (acide docosahexaènoïque) et l’EPA (acide eicosapentaènoïque), qui ont émergés au cours d’études épidémiologiques pour leur aptitude à prévenir l’apparition de certains cancers comme celui du sein. Leur consommation a alors été proposée en France et ailleurs dans le monde pour inhiber la croissance tumorale, retarder l’apparition des signes cliniques de la maladie ou l’émergence des métastases.
Une étude pilote dans le cancer du sein
Une étude pilote a été réalisée par notre unité, avec le service de gynécologie du Centre Hospitalo-Universitaire de Tours, sur une petite cohorte de patientes atteintes de cancer du sein. Dans ces travaux publiés en 2016, les chercheurs ont examiné la composition en acide gras du tissu adipeux mammaire, qui reflète les apports passés en lipides sur une durée d’environ deux ans, et constaté que celle-ci diffère en fonction de l’agressivité tumorale (nombre de tumeurs, vitesse de croissance et formation de métastases).
Pour être précis, de faibles niveaux en DHA et EPA étaient statistiquement associés à une plus grande agressivité tumorale. Ces résultats sont d’importance car ils indiquent que les lipides apportés par la nourriture pourraient jouer un rôle dans l’évolution cancéreuse, ainsi que la composition du tissu adipeux adjacent à la tumeur.
Cela est cohérent avec les nombreuses études ayant montré les effets anticancéreux de ces oméga 3. Globalement, ils réduisent la prolifération et la capacité invasive des cellules cancéreuses, la croissance des tumeurs, le développement des métastases et améliorent l’efficacité des traitements de chimiothérapie et de radiothérapie, sans faire apparaître d’effet secondaire.
Des effets bénéfiques à l’échelle de nos cellules
Plusieurs mécanismes impliqués dans les effets favorables des oméga 3 ont d’ores et déjà pu être identifiés à l’échelle de nos cellules. Ces acides gras modifient la composition en lipides des membranes cellulaires, l’activité des protéines membranaires et les voies de signalisation qui en dépendent. Ils influent également sur l’expression de gènes ou l’activité de protéines qui contrôlent le cycle cellulaire, ou la sensibilité à des facteurs de mort cellulaire.
Ces lipides n’agissent pas seulement sur les cellules cancéreuses mais aussi sur les cellules environnantes de la tumeur. Ils agissent sur la vascularisation tumorale en empêchant la formation de vaisseaux sanguins mal structurés au sein de la tumeur, et assurent une meilleure diffusion de la chimiothérapie. Ils modulent également la réponse anti-tumorale du système immunitaire et pourraient ainsi ralentir la dénutrition des patients.
Au-delà des oméga 3, d’autres lipides semblent jouer également un rôle prépondérant dans l’évolution des tumeurs, parmi lesquels le cholestérol et ses dérivés, les cardiolipines, ou les éther-lipides – même si les données à ce sujet restent parcellaires.
Ainsi, les chercheurs envisagent d’établir chez les patients atteints de cancer une « carte d’identité lipidique » recensant les différents lipides présents dans le tissu adipeux. Il s’agit d’une approche prometteuse pour identifier assez tôt ceux ayant un risque élevé de développer des cancers. On pourra alors modifier leur régime alimentaire pour favoriser certains lipides, ou bien les leurs apporter sous forme de médicaments, dans lesquels les molécules naturelles auront été modifiées pour les rendre plus efficaces.
► Sébastien Roger, maître de conférences en physiologie à l'université de Tours, Institut Universitaire de France (IUF); Pierre Besson, maître de conférences à la faculté de pharmacie, Université François-Rabelais de Tours et Stéphan Chevalier, professeur en biochimie à la faculté de pharmacie, Université François-Rabelais de Tours.
► La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.