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Sexualité : qu'est-ce qui est « normal » ou pas ?
dossier Le transsexualisme figure toujours en bonne place sur la liste officielle des maladies psychiatriques, tout comme les « perversions » sexuelles, sous le nom moins connoté de troubles paraphiliques. La société, pourtant, a évolué sur les questions touchant aux comportements sexuels et au genre. De sorte que la révision de l’une des principales classifications utilisées par les professionnels de santé à travers la planète, annoncée pour 2018, pourrait bien aboutir à une tout autre conception de ces particularités.
Voilà un quart de siècle que l’homosexualité n’est plus considérée comme un trouble mental – depuis que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) l’a rayé de sa liste en 1990, précisément. L’instance faisant autorité en médecine à l’échelle de la planète continue néanmoins à ranger le fait d’être né homme et de se considérer comme femme, ou bien l’inverse, dans cette catégorie. Mais la réflexion pour l’en retirer est aujourd’hui très avancée.
De même, il est question de sortir de la catégorie des troubles mentaux le fétichisme ou le sadomasochisme, pour ne prendre que deux exemples parmi les troubles paraphiliques.
On pourrait penser que les troubles mentaux sont des phénomènes qui peuvent être décrits et répertoriés de façon objective, tout comme les maladies de peau ou les cancers. En fait, les deux classifications majeures, la Classification internationale des maladies (CIM) et le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (en anglais, DSM) sont révisées régulièrement. Et les remaniements ne tiennent pas qu’à de supposés progrès des connaissances : la qualification d’un comportement comme trouble varie avec l’évolution des normes sociales, politiques et juridiques.
C’est particulièrement le cas dans le domaine de la sexualité. La onzième révision de la classification de l’OMS, la CIM (CIM-11), est en cours d’écriture depuis… près de dix ans ! Elle devra être approuvée par l’Assemblée mondiale de la Santé en mai 2018, à Genève (Suisse). Et prévoit pour la première fois un chapitre consacré aux « problèmes relatifs à la santé sexuelle ». Son introduction est notamment défendue par l’Association mondiale pour la santé sexuelle (en anglais, WAS), qui regroupe des milliers de sexologues de différents pays, y compris la France.
Éviter de stigmatiser davantage des populations comme les transgenres
L’un des enjeux de ce nouveau chapitre est de retirer certains diagnostics liés à la sexualité et au genre du chapitre consacré aux troubles mentaux. Avec l’objectif d’éviter de stigmatiser davantage des populations qui le sont déjà – tels les transgenres, en adéquation avec la mission de défense des droits humains menée par l’ONU. Les critères de classification ne sont donc pas que médicaux, comme on le voit, mais également politiques, ce qui implique de tenir compte du point de vue des personnes concernées.
Un autre enjeu est de promouvoir une conception intégrative de la santé sexuelle, sans séparer de façon dualiste les questions relevant du corps de celles relevant de l’esprit. La définition proposée par l’OMS au début des années 2000 va dans ce sens. En effet, elle fait de la santé sexuelle « un état de bien-être dans le domaine de la sexualité ». Une sexualité qui doit être comprise non seulement dans sa dimension physique, mais également émotionnelle, mentale et sociale.
Le concept de santé sexuelle est donc chargé de significations sociales, juridiques et politiques, et son introduction dans la CIM, si elle est confirmée, aura des répercussions sur ce que de nombreux États considèrent, ou non, comme des troubles mentaux. Il en va ainsi du transsexualisme, c’est-à-dire le fait de se sentir appartenir au sexe opposé à son sexe anatomique.
Un nouveau diagnostic, « l’incongruence de genre »
Aux côtés de l’Association professionnelle mondiale pour la santé transgenre (en anglais, WPATH), la WAS milite pour que l’OMS inclut, dans le futur chapitre relatif à la santé sexuelle, le diagnostic « d’incongruence de genre ». Ce nouveau terme, à comprendre comme une dissonance de genre, est proposé dans une volonté de dé-stigmatisation. Il viendrait remplacer celui de troubles de l’identité sexuelle, actuellement répertorié dans la dixième révision de la CIM (CIM-10), approuvée en 1990.
Ces troubles, dont le transsexualisme fait partie, sont aujourd’hui classés parmi les troubles de la personnalité et du comportement. Dans la neuvième révision de la CIM de 1975 (CIM-9), le transsexualisme était répertorié parmi les déviations (ou perversions) sexuelles. Ainsi, la CIM-10 a cessé de considérer le transsexualisme comme une perversion sexuelle, tout en le conservant dans la liste des troubles mentaux.
On peut définir l’incongruence de genre comme une inadéquation entre l’expérience de genre vécue et l’assignation sexuée. La placer parmi les problèmes relatifs à la santé sexuelle reviendrait à l’extraire des troubles mentaux, tout en la conservant dans la classification des maladies.
Maladie, ou pas maladie ?
Demeurer dans la CIM permettrait en effet aux personnes concernées d’obtenir une prise en charge médicale, de nombreux systèmes de santé dans le monde se référant à cette classification. Ce point est cependant controversé, en particulier concernant les enfants. Ainsi, l’organisation internationale Action globale pour l’égalité trans (GATE) continue de s’opposer au diagnostic d’incongruence chez les enfants. Elle estime qu’il fait de la diversité de genre une pathologie, et contrevient aux droits humains des personnes trans.
Les appels au changement, en tout cas, semblent avoir été entendus : le chapitre sur les problèmes relatifs à la santé sexuelle apparaît dans l’ébauche de la CIM-11. Y figure l’incongruence de genre durant l’enfance, à l’adolescence et à l’âge adulte.
Cependant, la question d’une évolution des mentalités reste posée avec le DSM, la « bible » des troubles mentaux, publiée par l’Association américaine de psychiatrie (APA). Dans sa cinquième révision (DSM-5) datant de 2013, le DSM répertorie en effet la « dysphorie de genre ». Le terme désigne la détresse pouvant accompagner la dissonance entre l’expérience de genre vécue par une personne et le genre qui lui est assigné. Or on sait, comme pour l’homosexualité, que la détresse ressentie peut être le fruit de la stigmatisation plutôt que d’un trouble mental.
Des troubles « paraphiliques » plutôt que des « perversions »
Pour revenir à la CIM, le futur chapitre consacré à la santé sexuelle pose la question de la juste place d’un autre diagnostic, celui des « troubles paraphiliques », anciennement appelés « perversions » ou « déviations » sexuelles.
Dès la fin du XIXe siècle, la sexologie s’est globalement démarquée d’une pathologisation de la diversité sexuelle au nom de la liberté. Dans la CIM comme dans le DSM, le terme de « déviations sexuelles » a été remplacé par un vocable jugé plus neutre, celui de « paraphilies », puis de « troubles paraphiliques ».
Contrairement à ce à quoi l’on aurait pu s’attendre, le groupe de travail de l’OMS sur la CIM-11 et la santé sexuelle n’a pas proposé de transférer les troubles paraphiliques vers le chapitre sur la santé sexuelle, bien qu’il l’ait d’abord envisagé du fait de leur nature sexuelle.
Une première raison est avancée pour justifier leur maintien dans le chapitre des « troubles mentaux » : ce statut est utilisé comme qualification sur le plan pénal lors de procès pour délinquance sexuelle, en particulier aux États-Unis, avec les lois sur les « prédateurs sexuellement violents ». Il oblige les condamnés à un suivi en hôpital psychiatrique après qu’ils aient purgé leur peine de prison.
L’absence de consentement, critère définissant le trouble
Le second motif tient à la distinction que se proposent de faire les rédacteurs de la CIM-11. Dans cette nouvelle version, le premier critère diagnostique des troubles paraphiliques serait l’absence de consentement chez la personne impliquée dans la pratique sexuelle en question. Absence de consentement qui constitue, par ailleurs, une infraction justifiant l’intervention de la justice.
L’imbrication du juridique et du psychiatrique est ici patent. Si cette version est finalement adoptée, des paraphilies vont sortir de la CIM-11, comme le fétichisme, le transvestisme fétichiste ou le sadomasochisme dès lors qu’il est pratiqué avec le consentement des participants ou participantes.
Resteront inclus, en revanche, des comportements adoptés sans le consentement d’autrui, comme les troubles exhibitionnistes, voyeuristes, pédophiliques, de coercition sexuelle sadique, ou encore frotteuristes, consistant à profiter de la proximité dans les transports en commun pour se frotter à un autre passager.
Le critère du consentement, qui a du sens dans l’exercice de la justice, a-t-il vraiment sa place dans une classification médicale ? La question se pose. On voit, en tout cas, comment les valeurs sociales et l’évolution des normes sexuelles influencent la pensée médicale. Pour le meilleur comme pour le pire, la médecine de la sexualité est aussi, dans son volet mental, le reflet des valeurs qu’une société se donne.
••• David Simard, doctorant en philosophie, Université Paris-Est Créteil Val de Marne (UPEC).
••• La version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.